Appel à contribution – Enseigner l’enquête de terrain

Un numéro d’Émulations, revue de sciences sociales, à paraître en janvier/février 2022 aux Presses universitaires de Louvain, sera consacré au thème « Enseigner l’enquête de terrain », sous la direction de Corinne Davault et Anaïs Leblon (Université de Paris 8, LAVUE/ALTER).


Argumentaire

L’enseignement et l’apprentissage de l’enquête de terrain se pratiquent dans différentes disciplines : l’anthropologie (Bromberger et al., 1986 ; Copans, Pouillon, 1977 ; Raulin, 1999), la sociologie (Beaud, Weber, 1997 ; Bourguignon, Maurice, 2019 ; Bruneau, Thin, Venel, 2019 ; Chapoulie, 2000 ; Deboulet, Lafaye, 2018 ; Jounin, 2014), la géographie (Zrinscak, 2010 ; Vergnaud, Le Gall, 2017), l’aménagement et l’urbanisme (Carriou, 2018), l’histoire du présent, etc. Les publications des résultats et/ou des récits d’enquêtes pédagogiques révèlent la diversité des institutions dont ils émanent : École des hautes études en sciences sociales (EHESS), écoles d’architecture, universités, associations ou bien encore collectifs. Il en ressort une hétérogénéité des contextes des enquêtes menées à des fins pédagogiques liée aux différentes positions sociales, classées et classantes, qu’occupent ces institutions. L’objectif de ce numéro n’est ni de définir des « bonnes pratiques » ou un « nouveau guide de l’enquête de terrain » (Beaud, Weber, 1997) ni de collecter des récits ou des « retours d’expérience » pédagogique, mais de décrire, comparer et analyser des situations différentes d’enseignement et d’apprentissage de l’enquête de terrain. Il vise à rendre visibles les questions liées aussi bien au terrain d’enquête lui-même qu’au lieu central ou périphérique de l’enseignement (grandes écoles, universités, lycées, collèges, etc.), aux cursus et disciplines hiérarchisés, aux trajectoires des étudiant·e·s et des enseignant·e·s, aux choix épistémologiques. Comment, selon ces différents contextes, en tant qu’enseignant·e·s et/ou chercheur·e·s, transmettons-nous les articulations entre fabrication des données, interprétations, lectures,écritures et restitution ? Cet appel entend susciter des analyses des pratiques d’enseignement prenant le risque de dévoiler une pluralité de normes y compris dans une même discipline.

1. Un enseignement affecté sur / par le terrain

En France, les stages de terrain mis en place en 1947 par André Leroi-Gourhan au Centre de formation à la recherche ethnologique (CFRE) ont servi de modèle aux formations développées à Paris 5 à partir des années 70, puis à l’Université d’Aix-en-Provence et dans une formation commune à l’École normale supérieure (ENS) et l’EHESS dans les années 80 (Raulin, 1999 ; Weber, 1987, 2012). Dans un texte d’hommage à Leroi-Gourhan, les auteur·e·s insistent sur la place laissée à la démarche inductive des premiers stages du CFRE (Bromberger et al., 1986). Si un consensus se dégage sur l’intérêt d’enseigner pratiquement l’enquête in situ, peu d’écrits explicitent comment cet enseignement se recompose à partir des controverses épistémologiques qui traversent le champ des sciences sociales au même moment. Florence Weber, continuant de se référer à Gaston Bachelard et Pierre Bourdieu lorsqu’elle évoque les premiers stages du Diplôme d’études approfondies (DEA) de l’ENS-EHESS, souligne que « nous ne parlions jamais d’épistémologie et, si nous l’avions fait, une fissure serait sans doute apparue au cours des années 1990 dans notre groupe de pédagogie ethnographique » (Weber, 2012 : 51-52). Le risque d’éclatement du collectif enseignant limite alors l’explicitation des bifurcations épistémologiques après les lectures du Raisonnement sociologique (Passeron, 1991). À la fin des années 1970, d’autres ruptures épistémologiques dans le champ des sciences sociales étaient déjà venues perturber l’enseignement de l’enquête, en particulier celle opérée par Jeanne Favret-Saada qui, revendiquant une implication affective et heuristique des chercheur·e·s sur le terrain, construisait l’analyse ethnographique à partir de la place qui lui était octroyée dans les procès de sorcellerie en Mayenne (Favret-Saada, 1977), tout comme le fera Gérard Althabe dans les situations de procès d’une cité d’habitat social (Althabe, 1977 ; 1990). En s’inscrivant dans une perspective historique, cet axe invite à questionner, au-delà du cas français, comment les controverses épistémologiques autour du tournant interprétatif, de la critique postmoderne sur l’ethnographie comme fiction ou l’engagement à plus de réflexivité qui viendront après, ont participé à modifier les façons de penser et de pratiquer l’enquête de terrain, et par là même, ont contribué à transformer l’enseignement de cette pratique d’enquête, introduisant parfois une pluralité de normes universitaires ou disciplinaires, travaillant les dichotomies savant/ignorant, objectivité/subjectivité, neutralité/engagement (Cefaï, 2010), scientifique/politique (Bensa, Fassin, 2008), réduction de l’objet/attention à l’inattendu, pouvant générer des conflits de légitimité. Ainsi, par exemple, l’absence de division du travail entre enquête de terrain et construction de l’objet impose-t-elle de reconsidérer la partition entre, d’un côté, un enseignement organisé sous forme de cours magistraux où l’enseignant transmet des hypothèses théoriques et, de l’autre, des travaux dirigés où il prescrit un travail d’enquête, à partir d’une grille d’entretien ou d’observation déjà élaborée ? Plus généralement, cet axe propose d’explorer notamment comment la formation pratique à l’enquête menée de façon inductive avec des étudiants redessine le rapport à la production des savoirs dans le temps de l’échange sur le terrain ; comment le dévoilement de la part de bricolage et de ratés de l’enquête perturbe le rapport pédagogique ; comment sont travaillées les émotions (Hochschild, 2017) sur le terrain et dans la relation pédagogique.

2. Ethnographier l’écriture et la lecture, la cartographie et le croquis

En partant de l’idée que l’enquête ne peut être réduite à l’expérience de terrain et des relations enquêteurs·rices/enquêté·e·s, mais inclut aussi la lecture et l’écriture, ce second axe entend proposer des ethnographies qui documentent les interactions entre enseignant·e·s et étudiant·e·s, que ce soit sur le terrain ou en salle de classe, afin d’analyser les modalités de la transmission des pratiques de lecture, d’écriture, de dessin, de croquis ou de cartographie. Une place particulière pourra être ici accordée au journal de terrain, outil central de la démarche inductive. Ni écriture distanciée où les affects sont gommés, ni brouillon à jeter, ni écrit dont la seule finalité serait d’être noté, l’écriture du journal de terrain et de recherche rompt avec les exercices habituels d’écriture scolaire. Comment arriver à prescrire ce travail qui prend sens plus tard dans le processus de recherche à des étudiant·e·s qui écrivent habituellement immédiatement pour l’enseignant·e·s afin de valider un diplôme ?

Sur le terrain comme au moment de l’exploitation des matériaux, les chercheur·e·s en sciences historiques, au sens de Passeron (1991), poursuivent un travail de contextualisation et d’interprétation continu et itératif qui se nourrit nécessairement de leurs expériences antérieures de recherche et de leurs lectures. Comment mettre en oeuvre une pédagogie explicite de l’enquête de terrain sans faire à la place de l’étudiant ce travail de contextualisation et d’interprétation ? Comment sortir d’une division du travail entre petites mains de la recherche et enseignant·e·schercheur
·e·s expérimentés qui gardent in fine le monopole d’une interprétation adossée à des lectures ? L’enquête de terrain avec des étudiant·e·s qui contournent toute lecture théorique ne constitue-t-elle pas une transposition didactique (Verret, 1975) de la démarche de recherche qui fonctionne comme fiction ?

3. Transmettre la pratique d’enquête en situation universitaire

En situation universitaire, l’enseignement de la démarche inductive se confronte aussi à l’obligation de noter. Quand les modalités de validation exigent le contrôle continu, peut-on prescrire le travail étudiant sous forme d’exercices successifs à valider, comme si la démarche était une succession bien délimitée et prévisible d’étapes à franchir dont on pourrait estimer la valeur à chaque moment de la recherche alors que le processus de recherche est itératif, demande écriture et ré-écriture (Becker, 2004), qu’il est imprévisible et toujours particulier selon les situations et contextes d’enquête ? La démarche inductive transforme-t-elle le travail de lecture des travaux des étudiant·e·s par l’enseignant·e ? Comment réagit-il aux écrits de l’étudiant·e, par quels échanges oraux ou écrits, commentaires, annotations ou notations ? Quelles incompréhensions ou tensions génèrent l’expérimentation d’une démarche inductive tâtonnante et l’apprentissage d’un ensemble de pratiques de collecte de données, d’archivage, de lecture, d’écriture plus ou moins normées pour respecter « la rigueur du qualitatif » (Olivier de Sardan, 1995 ; 2008) ?

Comment lever les malentendus liés à l’injonction de construire un objet tout en restant attentif à l’inattendu ? Plus généralement, cet axe interrogera comment les attentes normatives scolaires ou universitaires, la notation, les cadres temporels imposés par les institutions (calendrier universitaire, volume horaire, maquette, etc.), la partition Cours Magistral/Travaux Pratiques, les statuts des enseignant·e·s (titulaires ou non, hommes ou femmes, différentes classes d’âge, etc.) et des étudiant·e·s (boursier·res, salarié·e·s ou non, précaires, etc.) contraignent la transmission d’un processus d’analyse réflexive d’autant, qui se révèle d’autant plus difficile que les étudiant·e·s entretiennent un rapport immédiat au temps. Tout en ethnographiant les spécificités propres aux divers contextes institutionnels d’enseignement, les contributions attendues devront donc analyser comment les controverses épistémologiques sur la pratique de l’enquête et sur l’administration de la preuve dans la recherche ont contribué et contribuent à transformer son enseignement, et vice versa. En effet, une des hypothèses que ce numéro souhaite mettre à l’épreuve des analyses de cas, est que l’enseignement de l’enquête, par les défis qu’il pose aux enseignants, transforme à son tour leurs pratiques de recherche et leur réflexion sur le statut des sciences sociales empiriques.

Modalités de soumission

Les propositions d’articles, d’un maximum de 1000 mots doivent être envoyées jusqu’au 15 novembre 2020 aux deux adresses : corinne.davault@univ-paris8.fr et anais.leblon@univparis8.fr.

Les auteur·e·s sont prié·e·s d’indiquer un titre, 5 mots-clés ainsi qu’une courte notice biographique indiquant leur discipline et leur rattachement institutionnel. Merci d’indiquer la mention « AAC Enseigner l’enquête de terrain » dans le titre de l’e-mail lors de l’envoi de la proposition. Les consignes rédactionnelles de la revue Émulations sont téléchargeables à l’adresse suivante : https://ojs.uclouvain.be/index.php/emulations/cfp/consignes.

Émulations est une revue de sciences sociales qui publie et édite quatre numéros thématiques par an, publiés en version papier par les Presses universitaires de Louvain (Belgique) et mis en ligne en libre accès sur son site internet (https://ojs.uclouvain.be/index.php/emulations).

Calendrier prévisionnel du numéro

 15 novembre 2020 : date limite pour l’envoi des propositions d’articles
 30 novembre 2020 : sélection des propositions et retours aux auteur·e·s
 15 février 2021 : envoi de la première version des manuscrits (40 000 - 45 000 signes espaces compris)
 1 er avril 2021 : transmission de la double évaluation externe aux auteur·e·s
 1 er mai 2021 : envoi de la deuxième version des manuscrits
 1 er juin 2021 : retour des deuxièmes évaluations aux auteur·e·s
 1 er juillet 2021 : envoi de la troisième version des manuscrits
 15 août 2021 : envoi du numéro complet à la revue
 Janvier 2022 : échéance prévue pour la parution du numéro