Habiter en copropriété peut-il etre emancipateur ?

De manière inattendue, deux opérations récentes d’accession sociale à la propriété, livrées à Nanterre en 2014 et à Paris en 2008, ont donné lieu à des stratégies de résistance et d’action collective d’habitants qui ont abouti, dans les deux cas étudiés ici, à des actions en justice et à l’intervention d’avocats, engagés au nom des collectifs d’habitants, à l’encontre des porteurs de l’opération, des architectes, entreprises et promoteurs, jusqu’aux pouvoirs publics à l’initiative de ces projets. Rien ne laissait pourtant prévoir la constitution de telles mobilisations.


Pour ces habitants dont la majorité vivait en HLM, devenir propriétaire était une aubaine. Grâce à ces programmes d’accession réservés aux bénéficiaires du logement social, ils bénéficiaient en effet, d’un appartement à un prix inférieur d’au moins un tiers à celui du marché et aujourd’hui encore ils considèrent qu’ils ont eu beaucoup de chance.
Les accessions sociales à la propriété sont des opérations immobilières destinées aux publics populaires souhaitant acquérir leur résidence principale. Ces opérations bénéficient d’aides de l’État et sont soumises en contrepartie à des contraintes spécifiques comme le respect de plafonds de ressources pour les accédants. Les deux opérations que nous allons évoquer ont été initiées d’un côté, par la municipalité de Nanterre et l’établissement public d’aménagement Seine Arche, et de l’autre, par la ville de Paris, avec un but différent. Pour la municipalité de Nanterre, il s’agissait à travers cette opération livrée en 2014, de fixer une population nanterrienne de longue date dans une perspective d’empowerment de ses habitants. La mairie de l’arrondissement du nord de la capitale à l’initiative de cette opération livrée en 2008, souhaitait implanter un bâtiment neuf en accession sociale à la copropriété au cœur d’un projet urbain de “revitalisation” d’un quartier, afin d’y créer de la mixité sociale. Réservées à des locataires HLM présents sur ces deux villes, au-delà d’une question de revenus, les considérations locales en termes de peuplement et d’urbanisme ont donc joué un rôle essentiel dans la genèse de ces projets : participation des accédants à la conception du projet et caution de la collectivité vis-à-vis des banques prêteuses aux accédants nanterriens ; respect tout relatif de la contrainte des plafonds de ressource pour l’opération parisienne, afin de faire venir des classes moyennes dans un quartier populaire.
Ces opérations n’ont pas connu l’issue attendue par leurs initiateurs et les considérations locales que l’on vient d’évoquer ont joué un rôle non négligeable dans les mobilisations ultérieures des habitants concernés. Ces dernières se sont constituées avant même la livraison des bâtiments, suite à la découverte à Nanterre, d’importants défauts de construction (manque de fondations, problèmes d’étanchéité etc.) ; et à Paris, dès la réunion organisée par la société d’économie mixte qui pilotait l’opération, afin de choisir le syndic. Cette contestation se prolonge après leur entrée dans les logements, les habitants se plaignant de problèmes d’usages et de ce qui leur semble relever de défauts de réalisation. Sur nos deux terrains, ces plaintes se sont progressivement faites collectives, jusqu’à la constitution de fronts de mobilisations. C’est la dimension inattendue de ces protestations, tout autant que leur nature et le sens politique à leur donner que nous souhaitons interroger ici.
Cette démarche rejoint la perspective générale du dossier en ce qu’elle met à jour des pratiques d’émancipation peu visibles, hors des scènes d’expression traditionnelles du politique. Ces terrains proposent des configurations qui auraient tôt fait d’être rangées du côté des pratiques strictement individualistes. Pourtant, on observe dans ces deux cas, la constitution discrète mais puissante de véritables prises individuelles et collectives sur le réel. Nous tenterons de préciser la portée et les limites de ces prises qui tentent d’articuler, non sans tensions, la possession d’un “bien” et une démarche d’“émancipation”.
Notre lecture de ces relations repose sur l’idée que l’habitat n’est pas un bien comme les autres au sens où il est indissociable de “l’habiter”. La sphère du privé, de la vie privée, y est par essence prédominante et dans le même temps, celle de la “vie quotidienne” est partagée par tous. C’est, selon nous, l’importance commune donnée à cette sphère du privé qui a permis l’émergence et a donné sa force à un “public” , et a favorisé des formes discrètes d’émancipation individuelle et collective. Cependant, dans des copropriétés de ce type, le partage nécessaire au quotidien de cet habiter, constitue un danger pour l’engagement commun et fragilise la portée de ce processus d’émancipation. Dans les deux cas en effet, nous avons constaté combien cet engagement a éprouvé les sociabilités habitantes, avec néanmoins un sentiment partagé, celui d’une histoire qui n’est pas close.

Lien vers l’article

Lien vers l’ensemble de l’ouvrage